Frôce - Archives V2

Louis-Damien était en train de se demander quel genre d'idée le Ministre allait bien pouvoir lui soumettre... Déjà au mot projet, il s'était dit que ça paraissait un peu trop gros pour le concerner. Il écouta son interlocuteur et quand celui-ci eut terminé, il marqua un court silence avant de répondre, pragmatique et surtout intérieurement amusé.

- Vos compliments envers le noble agent local que je suis me vont droit au coeur Monsieur le Ministre. Je suis sûr que votre intérêt soudain pour les petites bourgades de province va également toucher mes chers administrés !

Oui, il y avait une ironie certaine dans sa réponse. Il enchaîna :

- Et j'imagine que je ne peux que contribuer à ce projet de recensement, même si jusqu'à présent, l'Etat s'est passé allègrement des municipalités allant même jusqu'à les snober. Comme quoi tout fini par changer... ou pas. J'imagine qu'une fois le rencensement terminé cela va redevenir comme avant. Ma foi qu'à cela ne tienne. Va pour le recensement !

Il tapota sur son bureau. Cette fois sans ironie, il demanda :

- Evidemment, l'Etat va prendre en charge les frais de ce projet en totalité, n'est-ce pas ? Comme vous vous en doutez, nos liquidités sont limitées et ce projet reste de votre initiative.

A cheval sur les sous le Lacroix ? Evidemment que oui. Il était pour lui hors de question que la Mairie de Vauxin débourse un seul pluzin pour financer ce projet ministériel. C'est le moment que choisit sa secrétaire pour entrer dans le bureau après avoir brièvement frappé. Il mit la main sur le micro du combiné, pour atténuer le son et lui dit :

- Je suis occupé.

- Pardon Monsieur le Maire, mais votre femme m'a demandé de vous dire qu'Alexandre et elle étaient malades et vous demande d'aller à la pharmacie en revenant pour récupérer les remèdes. Tout est prêt. Et il ne vous restera plus qu'à régler.

- Comment ça à régler ? C'est gratuit normalement, du moins remboursé directement !

- A vrai dire... Madame Lacroix a oublié de renouveler la mutuelle...

- J'en étais sûr ! Elle ne peut rien faire toute seule ? Combien je dois payer ?

- Hum... 65 pluzins... Monsi...

- Quoi ??? 65 pluzins !!!! C'est scandaleux ! C'est du vol ! Les escrocs !

La secrétaire haussa les épaules. Louis-Damien enleva sa main du combiné et dit catégorique :

- Excusez-moi Monsieur le Ministre, je vous fais patienter, j'ai une affaire urgente à régler.

Il posa le combiné sur le bureau et fouilla dans sa veste pour trouver son portefeuille, en marmonnant :

- 65 pluzins... bande de voleurs... quelle marge ils vont prendre là-dessus ? Je vous le demande ? Je devrais leur intenter un procès ! Ce sont des arnaqueurs ! 65 pluzins... là, tenez, je vous donne 70... pouvez-vous aller les chercher à ma place ? Cet appel risque de durer...

- Bien sûr, avec plaisir ! J'ignorais que c'était le Ministre... que veut-il ?

- Un recensement...

Il lui tendit les billets mais quand elle voulut les prendre elle rencontra une légère résistance. Oui ça lui écorchait le visage de donner de l'argent... Alors qu'elle sortait du bureau, Louis-Damien reprit le combiné en mettant sa main dessus pour étouffer le bruit et lança à sa secrétaire :

- Lucienne, prenez-moi donc des cachets pour la migraine, les plus forts qui existent... s'il vous plait. J'ai la tête qui va finir par exploser.

- Bien Monsieur.

Elle ferma la porte, légèrement inquiète... les migraine de Louis-Damien étaient très fréquentes... Il reprit l'appel au taquet, malgré tout le contexte, il n'avait pas perdu le nord :

- Oui, Monsieur le Ministre. Bon, nous sommes d'accord sur le principe du financement, n'est-ce pas ? Tant mieux. Du reste, vous avez prévu quel dispositif précis pour réaliser ce rencensement ?

Pendant que le maire semblait un peu débordé et excédé par la situation, Laurent de Montredon patientait, commençant légèrement à être agacé. Mais il n'était pas dans sa nature de montrer ses émotions, surtout lorsqu'elles risquaient de gâcher son projet de recensement. Comprenant que le maire allait à nouveau lui accorder de l'intérêt, Laurent reprit :

- Concernant le financement, il n'y aura aucune exception. Les modalités, dont fait parti le financement, n'ont pas encore été clairement dessinées. Et il n'est pas exclu que les mairies ait à payer des agents pour participer à cette mission de recensement. Bien entendu, nous n'en sommes pas encore là et l'Etat lui aussi emploira des agents pour procéder au recensement de la population. Peut être même sera t il décidé que l'Etat prenne une grande partie du financement et du salaire de ces agents.
Mais comme je l'ai déjà dit, nous n'en sommes pas là. Le maire que vous êtes comprendra que je ne pourrais pas faire une exception pour Vauxin, si tous les autres maires acceptent de participer au financement. C'est une question d'égalité territoriale.

Je vois également que vous vous amusez de mon intérêt pour votre mairie et je peux le comprendre. Vous savez, mais peut être n'êtes vous pas au courant, je suis moi même maire d'une ville de moins de 6000 habitants donc, vous savez, le désintérêt de l'état, je connais. Peut-être que le fait qu'aujourd'hui le maire d'une petite ville se rapproche des mairies du pays pourra vous convaincre de ma sincérité. Je l'espère en tous cas.
J'aurais d'ailleurs très bien pu me passer d'une collaboration avec les mairies, à tord je le crois, en n'envoyant que des agents de l'état.

Et pour faire un parallèle avec le financement, nous pourrons discuter et négocier de l'après-recensement et sans doute verrez-vous à un moment donné l'intérêt pour votre commune de vous engager dans ce recensement et non pas de le subir.
Les maires sont injustement délaissés. Je ne le dis pas pour vous satisfaire, je le dis car je le vis au quotidien. J'ai l'intention de changer cela et d'ailleurs, vous verrez bientôt, de très près, combien le statut des maires va changer.

Quant au dispositif, je ne veux rien fixer dans le marbre sans une discussion avec les maires mais j'ai déjà une ébauche. Je pense organiser cela sur 2 mois, pendant lesquels des binomes d'agents, formés idéalement d'un agent local et d'un agent d'état, silloneraient les zones mises entre leurs mains.
Un formulaire sera communiqué à ces agents, récapitulant toutes les informations à demander et retranscrire, en sachant que j'ai l'intention dans un second temps de produire deux documents, le premier qui restera non consultable par le grand public et qui comportera des informations très personnelles et le deuxième un document plus neutre qui ne contiendra que quelques informations d'état civil, celui là disponible à la consultation.

Voilà monsieur le maire. Je suis en tous cas tout ouï tout discuter avec vous car, je dois bien l'avouer, vous êtes le premier qui, bien qu'un peu sceptique, pose autant de questions sur le sujet.

Louis-Damien n'en démordrait pas... Le financement devait être assuré par l'Etat. Mais bon, le bon comptable qu'il était voyait là l'occasion de discuter sur d'autres sujets comme le budget alloué aux Mairies. Il répliqua très ferme :

- Vous demandez aux Mairies de financer un projet national. Je dois quand même vous rappeler que nous avons déjà un maigre budget à la base et que la situation ne va clairement pas s'arranger. Les dépenses municipales sont importantes, il faut entretenir les infrastructures, effectuer des réparations et encore je vous passe tout l'aspect social et économique. Je vois difficilement en l'état actuel des choses comment nous pourrions encore sortir de l'argent de nos caisses quasi-vides pour payer des agents... A moins que vous n'ayez l'intention de réévaluer les budgets à la hausse, je vois difficilement comment les Mairies pourront suivre et vous devez pertinemment le savoir puisque vous êtes vous aussi Maire. Si l'Etat ne fait pas d'efforts, ce seront les citoyens qui vont subir les désagréments des aides apportées. Nous serons obligés de faire des économies ailleurs dans des domaines pourtant important.

Il se massa le front et ferma les yeux avant d'ajouter :

- Plutôt que de consulter les Maires individuellement, je serais d'avis de créer un Conseil des Maires, une réunion ponctuelle voire même régulière pour discuter de tout cela. Si certaines personnes ne prennent pas leur travail au sérieux, cela les regarde, mais de cette façon, vous les impliquez dans le projet. Et cette Communauté des Mairies Frôceuses peut permettre par la suite une vraie valorisation des villes et un meilleur rapport avec les citoyens. Franchement, les gens ici se moquent totalement des alliances entre partis ou des affaires politicardes. Ce qui les intéresse avant tout c'est de pouvoir vivre dans un espace décent et agréable. Je note votre attrait pour les Mairies, mais autant être franc, je suis sceptique. On verra bien ce que ça va donner.

Il fronça les yeux et demanda, conscencieux :

- Vous avez parlé d'un formulaire qui donnera des informations très personnelles. Vous pouvez approfondir et préciser lesquelles ?

Monsieur le maire, vous me percez à jour ... C'est un scoop que je vous révèle là.
J'ai l'intention d'organiser un congrès des maires pour discuter de plusieurs sujets. J'ai longuement réfléchi à ce congrès et des questions telles que la police de proximité, le recensement, la sécurité des campagnes, les transports, les budgets des mairies, le rôle des maires au niveau local et national voire régional !
Bref, j'ai de grands projets pour les maires. Mais il n'est pas encore temps d'en discuter.

Pour l'heure, ce que je désirais faire c'était évaluer le terrain, savoir si les maires étaient réceptifs à ma démarche d'où mon approche individuelle. Pour ne rien vous cacher, mon ressenti est actuellement très positif !

Concernant le financement, puisque c'est une question qui vous préoccupe et je le comprends, bien sûr que l'état participera à hauteur de ses moyens mais les mairies devront également donner le change. Pour en avoir discuter avec le maire d'Orgues les bains, ce recensement est également une grande chance pour les mairies. C'est une sorte d'investissement à long terme. Faites moi confiance monsieur Lacroix, je suis sûr que vous vous y retrouverez !

Quant au document contenant des données personnelles, il s'agit principalement des métiers, des dates d'entrée dans les logements, des fourchettes de revenus, de l'ancienne adresse occupée, du statut de la famille (locataire, propriétaire) ... et d'autres informations que l'on ne désire pas voir exposer en public.

- Oui alors je vous arrête de suite, je ne fais confiance qu'aux faits quand il s'agit de comptabilité. Je vois difficilement en quoi ce rencensement va être un bon investissement sur le long terme pour les Mairies et plus particulièrement pour la mienne. Je ne suis pas contre un effort, mais il doit venir des deux côtés et il va de soi que les Mairies doivent obtenir plus de moyens financiers pour pouvoir gérer leurs principales missions. Vous comprendrez qu'une commune de 6000 habitants aient moins de dépenses qu'une commune qui en compte le double ou le triple. Donc ce qui pour vous peut paraître abordable, peut pour certaines Mairies être préjudiciable.

Il marqua une courte pause avant d'ajouter :

- Je vais suivre avec attention et intérêt votre projet. J'ose espérer qu'il changera les choses même si je vous l'ai déjà dit, je n'y crois que très peu.

Et de conclure, intrigué :

- Sauf votre respect, je vois difficilement clair dans ces fameuses "autres informations que l'on ne désire par voir en public". Je suis certain que vous pouvez être plus précis.

Comment ça ? Je les énumère juste avant.
Ces informations feront parti d'un document A qui ne sera pas consultable par le public et les informations d'état civil feront parties d'une document B, celui là accessible au public comme n'importe quel autre recensement du XXème siècle.

Sceptique, Louis-Damien demanda :

- Donc, si je comprends bien, le formulaire "secret" ne contiendra que la profession, les logements, les revenus, le statut de résidence et c'est tout ? Pas d'autres informations ?

J'ai d'autres idées Monsieur le Maire mais vu que je ne compte pas reproduire la même erreur qu'avec les lycéens, je les soumettrai au congrès des maires et nous choisirons tous ensemble !

- Très bien, soit ! J'attends donc votre confirmation sur le lieu et la date de la réunion.

Et d'ajouter, hautain :

- Autre chose ?

Non Monsieur le Maire, passez une bonne soirée !
En espérant qu'elle sera reposante pour vous !
Au revoir !